Tiré du « Bulletin de la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale« , publié avec l’approbation de Son Excellence le Ministre secrétaire d’État de l’intérieur (s’il vous plait !) en 1822, voici le texte complet du rapport de M. Francœur au sujet d’une nouvelle clarinette présentée par M. Janssen :
Rapport fait par M. Francœur, au nom du Comité des arts mécaniques, sur une nouvelle clarinette présentée à la Société par M. Janssen, rue l’Évèque, n°14, butte des Moulins, à Paris.
L’invention de la clarinette ne remonte guère à plus d’un siècle ; comme toutes les inventions nouvelles, cet instrument ne fut d’abord que très peu employé, à raison de ses nombreuses imperfections : on ne s’en servait que dans les orchestres et à la manière des clairons ; mais bientôt d’habiles artistes montrèrent combien on pouvait tirer de beaux effets de la clarinette, qui avait successivement pris jusqu’à cinq clés, au lieu d’une seule qu’elle avait dans l’origine. C’est aux célèbres Michel (Michel Yost, ndlr) et Lefèvre qu’on doit les perfectionnements remarquables que cet instrument a reçus : la musique du premier de ces artistes est encore goûtée des amateurs, malgré le temps où elle parut, et les difficultés que l’auteur rencontrait en composant pour un instrument imparfait, sur lequel une foule de passages musicaux étaient impossibles à exécuter. On verra, dans le Diapason des instrumens à vent publié par mon père en 1772, l’état auquel était réduite la clarinette, et les difficultés que rencontrait le musicien qui voulait composer pour cet instrument.
C’est à M. X. Lefèvre qu’on doit la sixième clef du sol dièse, ce qui donnait à la clarinette quatorze trous, dont six étaient bouchés par des clefs. Cet habile artiste fait présager, à la page première de sa Méthode, en parlant de cette nouveauté, dont il démontre les avantages, les succès que la clarinette est destinée à obtenir un jour, lorsqu’elle aura reçu tous les genres de perfection dont elle est susceptible.
Malgré ces premières et utiles modifications, l’instrument pouvait être regardé comme dans l’enfance de sa création : une foule de traits étaient d’une exécution impossible, ou du moins il fallait l’exercice et le talent le plus marqué pour pouvoir les tenter avec des succès plus ou moins hasardés. C’est dans ces circonstances que M. Janssen fit subir à la disposition des clefs des changements dont on sentit bientôt l’utilité.
L’ancienne clarinette est coupée en trois endroits : les deux parties qu’on nomme chalumeau et clarinette sont partagées par les deux clefs du la au si, de si à ut dièse, et de ut à mi bémol. Il en résulte que certains passages ne peuvent se faire, parce qu’il faut à la fois et avec le même doigt déboucher un trou et en boucher un autre, ce qui est physiquement impossible. M. Janssen imagina de garnir deux des clefs de pièces cylindriques mobiles sur leur axe, qu’il nomma des rouleaux ; il était assez facile d’attaquer successivement ces deux pièces en coulant le petit doigt de l’une sur l’autre, et de remédier à une partie des inconvénients ; il perfectionna aussi la clé du pouce gauche, et la manière dont les clefs de cette main coupent le tube de l’instrument. Ces innovations qui remontent à dix-huit ans (1804 donc, ndlr) font le plus grand honneur à cet artiste, et c’est une justice qu’il importe de lui rendre, surtout en considérant que, repoussées d’abord de tous les exécutants, elles ont depuis triomphé des oppositions, et sont les premiers essais qui ont contribué aux nombreux changements que la clarinette a éprouvés.
Ainsi, grâce aux perfectionnements dont nous venons de parler, beaucoup de traits regardés comme impossibles étaient devenus faisables et même assez facile. La clarinette est le plus étendu des instruments à vent ; elle est à ceux-ci ce que le violon est aux instruments à corde, et embrasse près de quatre octaves (depuis le mi au-dessous du sol que rend la corde filée du violon, jusqu’au contre-ut de la chanterelle).
Mais, malgré ces premiers efforts, un grand nombre de traits étaient encore impraticables ; il fallait non seulement que la musique de clarinette fût écrite exprès pour cet instrument, ce qui est d’ailleurs vrai pour tous, mais même que le compositeur veillât à ne pas s’abandonner à des inspirations que l’exécutant ne pourrait seconder. Plusieurs de ces passages étaient plutôt escamotés que rendus ; certains sons étaient décidément faux et devaient être évités dans les mouvements lents ou dans les tenues, etc.
Ainsi la clarinette attendait un maître qui l’élevât au degré qu’elle était susceptible d’atteindre. C’est en 1811 que M. Müller vint en France, et présenta une nouvelle clarinette portant treize clefs. L’Institut ne se regarda pas comme juge de cette grande innovation ; et déclarant son incompétence, renvoya la décision au Conservatoire de musique. L’auteur, s’exprimant dans une langue qui lui était étrangère, se fit mal comprendre ; on prit peut-être pour de mauvais procédés ce qui n’était que le sentiment exagéré du mérite ; on prit pour des discours sans mesure ce qui n’était qu’un vice de langage, et la clarinette de M. Müller fut repoussée par le Conservatoire. Un rapport fait en 1814 par les artistes de cet établissement, et inséré au Moniteur, rejeta cet instrument et motiva ce refus.
Un aussi grave suffrage favorisa l’esprit d’opposition ; la paresse d’esprit et la force d’inertie s’en emparèrent, et les artistes repoussèrent une innovation qu’avaient repoussée les maîtres de l’art.
Mais le propre des bonnes idées est de triompher à la longue des résistances : le bien réussit tôt ou tard. M. Müller fit l’épreuve de cette vérité. Aidé de l’appui de deux amateurs, MM. P*** et Boscari, il ne désespéra pas du succès : il fut assez heureux de rencontrer un simple ouvrier, nommé Gentellet, qui fut capable de concevoir ses idées, de consentir à abandonner sa routine et de réaliser ses espérances. Il importe de noter ici cette circonstance. Dans une assemblée où on se fait un devoir de protéger les perfectionnements et d’honorer les artisans qui se distinguent, on doit dire que M. Müller, mal entendu des facteurs d’instruments, a trouvé un ouvrier capable de le comprendre. J’ajouterai que la difficulté de bien disposer ses treize clefs est telle, qu’il n’a trouvé qu’en France l’intelligence et l’habileté qu’il avait cherchées vainement à Vienne, à Londres et à Berlin. Les artistes les plus fameux s’étaient d’abord refusés obstinément à adopter les nouvelles clefs ; mais ceux-mêmes qui montraient le plus d’opposition, voyant que les traits qu’on regardait comme impossible à exécuter, ceux qu’ils pouvaient seuls rendre par la force de leur talent et de leurs longues études, étaient devenus très faciles, ajoutèrent successivement une, deux, trois clefs, à mesure qu’ils en connurent le besoin, et enfin les treize clefs sont maintenant généralement à l’usage des artistes les plus distingués.
On conteste à M. Müller l’invention de ses clefs nouvelles ; on suppose que déjà en usage depuis plusieurs années, en Allemagne, il n’a qu’imité et perfectionné des choses déjà en usage ailleurs. Il n’est pas de notre devoir d’examiner cette assertion. Dans la méthode que M. Müller vient de publier, pour exposer la manière dont on doit jouer sa clarinette, il affirme être l’inventeur d’au moins quatre de ces clefs. La suite des temps établira ou renversera ses prétentions à ce sujet, et nous ne sommes pas appelés à décider cette question, non plus que celle de savoir si M. Müller est inventeur des perfectionnements récents apportés au basson et à la clarinette-alto. Ce qui est un fait incontestable, c’est que lorsque M. Müller est venu apporter sa clarinette en France, il n’y avait que six des treize clefs qui fussent employées ; qu’il a d’abord fait de vains efforts pour les faire adopter, et qu’enfin elles sont toutes en usage aujourd’hui, sinon telles qu’il les avait conçues, du moins les trous sont percés sur le tube, d’après les mêmes principes d’acoustique. Ceux qui connaissent combien ces principes sont délicats pour les physiciens les plus instruits, rendront grâce à un artiste qui, par le seul fait de l’expérience, a réussi à accroître les ressources de la science, et celles d’un instrument dont l’étendue et le charme rendent l’emploi indispensable dans les orchestres et les musiques militaires.
Il est constaté maintenant que si M. Janssen a le premier, et il y a dix-huit ans, apporté des perfectionnements importants à la clarinette, il a pu devoir d’heureuses idées à M. Müller ; que l’instrument a reçu de ces deux artistes des ressources si fécondes, que des traits regardés jadis comme impossibles, et dont on trouve des exemples nombreux dans les ouvrages de mon père et de M. X. Lefèvre, sont devenus plus ou moins faciles ; que plusieurs notes pouvant être faites de trois, quatre, et même cinq manières différentes, la clarinette est devenue un instrument nouveau ; que la gamme n’en est plus fixée ; qu’elle attend un maître qui s’empare de tous les perfectionnements pour régulariser l’art. Je donnerai une juste idée de l’état actuel où l’instrument est arrivé, en disant qu’il peut même exécuter presque toute espèce de musique de violon.
L’instrument ainsi garni de toutes ses pièces de métal acquiert, il est vrai, plus de poids ; il pèse 67 décagrammes (environ une livre six onces) ; mais les bras de l’exécutant sont beaucoup moins faciles à lasser que sa poitrine, et la nécessité d’accorder de fréquents repos à cette action pulmonaire permet de ne pas avoir le moindre égard à l’accroissement de poids dont nous parlons.
M. Janssen a des droits à la reconnaissance des artistes et des amateurs, et il importe de le reconnaître. La clarinette de M. Müller ne ressemblant presqu’en rien à l’ancienne, exige une étude particulière ; on ne la joue que lorsqu’on l’a travaillée, comme un instrument nouveau ; l’habileté qu’on a acquise sur l’ancien ne sert qu’à peine pour jouer celui-ci. Or, comment les artistes se résoudront-ils à abandonner des avantages certains, fruits d’une longue étude, pour en prendre de plus étendus, il est vrai, mais qui exigent qu’on recommence à apprendre ? Ce motif est vraisemblablement la cause qui a fait rejeter la clarinette de M. Müller par le Conservatoire, et il faut excuser cette erreur qui est si naturelle à l’homme. M. Janssen a imaginé de donner aux clefs une disposition assez favorable pour que les artistes pussent, avec un peu d’étude, enrichir leur ancienne clarinette de presque tous les effets nouveaux. C’est un grand service qu’il a rendu à l’art ; le premier pas, le plus difficile à faire, est sans doute de déterminer les hommes à sortir de leurs vieilles habitudes, et celui qui en facilite les moyens mérite qu’on encourage ses efforts. Aussi maintenant la plupart des artistes qui jouent la clarinette avec distinction ont-ils adopté celle de M. Janssen. Nous avons consulté avec soin l’opinion générale et nous l’avons trouvée favorable à cette innovation. C’est cette clarinette qu’on joue dans les principaux théâtres et dans les musiques militaires des gardes-du-corps. MM. Dacosta, Péchingier, Bouffil, en avouent tous les avantages et en recommandent l’emploi. Quatre rouleaux, très artistement disposés dans leur forme et dans leur distribution, donnent surtout à cette clarinette les ressources de celle de M. Müller ; ces mêmes rouleaux sont adaptés au basson, et MM. Henry et Fougas en font journellement usage.
Une question se présente ici naturellement ; puisque deux espèces de clarinettes très différentes sont en usage, laquelle doit être préférée ? Si les artistes que nous venons de citer préfèrent et adoptent celle de M. Janssen, M. Müller peut citer en sa faveur d’autres artistes non moins dignes d’être consultés. M. Gambaro, première clarinette de l’Opéra-Buffa, voyage maintenant en Italie, lieu de sa naissance, pour faire apprécier les avantages de la clarinette de M. Müller. Celui-ci expose que si son instrument présente des difficultés aux personnes qui ont déjà un talent acquis et d’anciennes habitudes à vaincre, il est réellement plus facile à jouer par ceux qui commencent l’étude, parce qu’il offre plus de richesses d’exécution, certains sons plus francs et plus justes, quelques cadences plus heureusement préparées ; enfin il donne à la main deux doigts de plus, ce qui accroît à un degré prodigieux, à raison des diverses combinaisons, toutes les ressources de ce bel instrument.
Il ne nous appartient pas, Messieurs, de nous prononcer dans cette question, sur laquelle le public ne nous accorde pas le degré de compétence nécessaire ; c’est au temps, c’est à l’expérience à la décider. Nous trouvons seulement, dans le cas présent, un exemple frappant de cette vérité, que les artistes ne sont pas toujours les juges les plus éclairés et les plus équitables de discussions où leurs intérêts, leur amour-propre, le soin de leur gloire, se trouvent compromis. Ces innovations de MM. Janssen et Müller, d’abord universellement rejetées, sont aujourd’hui universellement admises : le débat qui existe entre les avantages respectifs de leurs instruments sera décidé comme celui de l’admission des clefs nouvelles l’a été depuis quelques années, l’expérience prononcera.
Mais ce qui est, Messieurs, du droit et du devoir de votre Société, c’est d’honorer les artistes qui ont accru les ressources de leur art. Vous ne devez pas prononcer sur le mérite relatif, les beaux arts ne sont pas compris dans votre domaine ; mais vous devez signaler les inventeurs à la reconnaissance publique, quand les inventions ont reçu le cachet de l’expérience. D’ailleurs, dans les arts mêmes, tout ce qui tient à l’exécution matérielle vous appartient. Dans la création de la nouvelle clarinette, les moyens d’invention qui dépendent de la science de l’acoustique, les procédés de l’exécution de l’instrument, rentrent dans les attributions ordinaires. Vous pouvez donc accorder votre suffrage à M. Müller qui a adopté un nouveau système de clarinette, en perçant son tube d’une manière nouvelle, et qui a mis au jour une Méthode dont S. M. le roi d’Angleterre a accepté la dédicace, et dont M. Gambaro est l’éditeur.
A M. Janssen qui a armé de rouleaux quatre des nouvelles clefs pour en faciliter l’usage ;
Aux facteurs d’instruments qui ont été employés par ces deux artistes, savoir MM. Gentellet, Guignol et Lefèvre.
Nous vous proposons donc de publier le présent rapport dans le Bulletin pour rendre témoignage de cette opinion favorable, et d’écrire une lettre à M. Janssen pour le remercier de sa communication qui, en nous faisant connaître ses propres travaux, nous a mis à même d’apprécier ceux de plusieurs artistes.
Signé Francœur, rapporteur.
Adopté en séance, le 9 janvier 1822.
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